«The Casuals»: quand le football bouscule la mode

Last Updated on 25 juin 2020 by Thibault Dreze

Le football a toujours eu un impact sur la société. Son influence se fait ressentir dans une foule de domaines et ses figures percolent sur tous les champs de la société. Culture et mode y compris. C’est au croisement de tout cela que sont nés les « Casuals ».


Nous soutenir en regardant une publicité

En 2020, porter des baskets Adidas, un survêtement Sergio Tacchini ou un polo Fred Perry, et ce, peu importe les circonstances n’a rien d’exceptionnel. Mais à la fin des années 70 et durant les années 80, et d’une certaine manière jusqu’à aujourd’hui, porter tel ou tel type de vêtements faisait partie d’une véritable subculture liée au football. Cette culture « casual » a évolué au fil du temps, mais prend ses racines dans un contexte bien particulier et reste depuis, un moyen de s’affirmer socialement à travers le prisme du football.

« Smartly dressed gang of thugs »

Comme la plupart des mouvements culturels, ils sont nés dans un contexte historique. Un contexte lui-même amorcé par une série de facteurs sociologiques, politiques, économiques et aussi sportifs. Tenter de résumer cette conjoncture en une phrase serait un exercice bien trop périlleux. Contentons-nous de dire que, depuis les années 70 et 80, le football est devenu la préoccupation des Britanniques de la classe ouvrière, principalement. Et que c’est à cette époque que les fans de football adolescents et, d’une certaine manière, avant-gardistes ont commencé à remplir les « terraces » (comprenez ici « les gradins ») et à prendre part aux déplacements de leur club à travers l’Angleterre, mais aussi l’Europe.

En 1985, la presse à sensation commence à attirer l’attention sur l’apparition de la «Cambridge Main Firm», un groupe de supporters de Cambridge reconnu coupable d’une violente attaque contre les rivaux de Chelsea. À l’époque, le Daily Mirror qualifie ces jeunes de « smartly dressed gang of thugs », autrement dit un gang de voyous habillés de manière élégante, portant «des pulls à carreaux, des jeans et des chaussures d’entraînement. Ce qui les fait ressembler davantage au garçon d’à côté, qu’aux hooligans».

Mais, contrairement à ce que sous-entend le Mirror, ce style vestimentaire n’a rien d’un déguisement. Il est juste le reflet d’une culture « décontractée » issue de la jeunesse ouvrière britannique depuis quelques années déjà: la « Casual Culture ». Un look fait de vêtements de marques et sportifs, autrement dit décontractés (traduction de casual).

Entre Liverpool et Manchester

Difficile de trouver une origine géographique et temporelle précise. Mais il semblerait que toute cette subculture ait été amorcée du côté de l’axe Liverpool-Manchester. «Certains débats entourent leurs origines, mais il existe un consensus général selon lequel leurs racines se trouvent dans le Nord-ouest britannique à la fin des années 1970 et au début des années 1980, où deux scènes parallèles ont ouvert la voie au développement des casuals: les « Perry Boys » à Manchester et Salford et les « Scallies » à Liverpool», explique Bill Osgerby, spécialiste de la culture anglo-saxone.

Les Perry Boys (ils portaient du Fred Perry) ont commencé à prendre forme dans les retombées post-punk de Manchester à la fin des années 70 et au début des années 80. Inspiré par l’héritage « Northern Soul » et le « Mod Revival ». Ils arboraient des chemises Fred Perry à manche courte, des jeans Lois ou Lee, ainsi que les vêtements de sport Adidas. En particulier les baskets Stan Smith en cuir blanc. Le tout avec une coupe « wedge » popularisée par David Bowie sur la pochette de son album « Low » sorti en 1977. Une coiffure soigneusement peignée avec une frange qui recouvre presque un oeil et des côtés bien dégagés.

Quelques kilomètres plus à l’ouest, les Scallies de Liverpool (un nom dérivé de l’argot local «scally», comprenez voyou) avaient des similarités vestimentaires avec les « Perries ». Mais la particularité des teenagers du bord de la Mersey était qu’ils profitaient du rayonnement sportif du club de Liverpool à travers l’Europe. À la fin des années 70 et au début des années 80, le Liverpool FC a connu du succès dans plusieurs compétitions européennes et leurs jeunes fans, suivant l’équipe à travers l’Europe, ont commencé à rentrer chez eux avec des vêtements de sport coûteux non disponibles en Grande-Bretagne (parfois volés à l’étalage dans des magasins étrangers). Soit des articles de grandes marques comme Adidas et Lacoste non commercialisés ou des marques quasiment inconnues à l’époque outre-Manche comme Sergio Tacchini, Fila, Ellesse ou Kappa.

De l’anticonformisme et une sentiment d’appartenance à un groupe

Comme souvent quand une mode se lance, le but est d’aller en marge des codes d’une époque. Faire face à un ordre établi, c’est aussi une façon de s’affirmer. Cette casual culture est née d’une envie de rupture avec la façon de faire des générations précédentes. Il ne s’agit pas seulement d’enfiler un survêtement et adopter un look sport, mais aussi d’épouser un comportement et forger une esprit d’appartenance à une tribu, une « firm ».

Une mode et une culture qui se traduisent par la création de fraternités. Le tout avec un amour commun pour le football, mais parfois aussi pour la violence. Peu importe le flacon, l’ivresse désirée est similaire: un exutoire. Une manière pour eux d’échapper au quotidien des classes populaires. Le stade est une parenthèse, sans usine, sans patron, sans classes sociales.

«Il ne s’agissait pas seulement de ce que vous portiez, mais aussi de la façon dont vous le portiez. Pas seulement vos vêtements, mais de vos cheveux et même de la façon dont vous marchiez. Il fallait avoir la bonne attitude »

L’état d’esprit casual est une question d’attitude, mais surtout de style. Une véritable compétition vestimentaire va s’embrayer. Lors des « awaydays » surtout où certains n’hésitent pas à se rendre dans les villes 2 ou 3 jours avant le match histoire de se montrer dans les pubs en vogue, les boutiques de vêtement prisées ou les disquaires les plus hypes.

« Les gens ont commencé à se regarder de travers, à se dire « ma veste coûte plus cher que la tienne » et ce genre de trucs. Je pense que c’est aussi un moyen pour les gens des classes les moins favorisées d’avoir l’impression d’échapper à sa condition en descendant au pub du quartier avec une veste à 400 euros. C’est une fuite aussi, mais ça fait vivre de se demander qui a la plus belle fringue », explique Luke Taylor, spécialiste en sociologie de la mode.

Un esprit de camaraderie avant tout, mais les casuals ont également, parfois malgré eux, maintenu et étendu une autre tradition du football britannique: le hooliganisme.

Entre hooliganisme et esprit dandy

« Le football britannique a longtemps été associé à une partisanerie violente. Après 1945, cependant, les perturbations lors des matchs de football sont devenues spécifiquement associées à des segments plus jeunes du public. Lors de la saison 1966/67, la presse nationale fait régulièrement référence aux jeunes «gangs de hooligans» opérant lors des matches. Et, tout au long de la fin des années 1960 et au début des années 1970, des gangs de skinheads ont revendiqué les terrains de football, faisant des «home ends» leur territoire. Au cours des années 1970, un réseau étendu de rivalités violentes s’est développé entre les supporters des différentes équipes et la tradition a été entretenue par les casuals » résume Bill Osgerby.

En effet, durant les années 80 la plupart des clubs de foot professionnels étaient associés à au moins une « firm » ou un gang de hooligans, composé parfois de casuals. Les attaques et les affrontements entre supporters belliqueux sont légion et font partie du paysage. Avec comme point culminant les drames du Heysel (1985) et Hillsborough (1989). Suite à ces catastrophe, les autorités britanniques engagèrent un gros « nettoyage ».

Green Street Hooligans (2005) movie | filmnod.com
Sorti en 2005 le film Green Street (Hooligans) a provoqué un regain d’intérêt pour la culture casual, mais surtout le hooliganisme.

Cependant, la plupart des experts du mouvement s’accordent pour dire que la violence n’est pas l’essence même de la scène casual. « La majorité de ceux qui s’identifient comme casual aujourd’hui semble beaucoup plus préoccupée par le football, la mode et la musique que par les combats de rue » détaille Vice. En fait, il faut pointer des films comme Green Street ou The Football Factory qui ont eu tendance à cristalliser l’agressivité avec le mouvement casual ainsi qu’à glorifier cette violence du hooligan.

Les drames du Heysel et d’Hillsborough ont entaché l’image du football et de ses fans et, d’une certaine manière, a sonné le glas de l’âge d’or des casuals. Le déclin a pourtant moins été le résultat de ces drames et autres dérives violentes liées au football, qu’un changement de style et de culture chez les jeunes. Ils se sont petit à petit détournés du football pour de plus en plus être attirés par les raves et la scène « dance », qui ont proliféré à la fin des années 1980 et au début des années 1990.

Le way of life du casual

Grâce aux témoignages d’acteur de la scène casual, il est plus facile d’appréhender ce qui caractérisait un casual.

casual culture subculture
Crédit: 80scasualclassics
casual culture history 80s
Crédit: 80scasualclassics
ellesse rimini bex the firm
Bex (Paul Anderson) dans le film « The Firm » (2009)

« De prime abord plutôt simple, le style casual est en fait très travaillé et répond à des critères précis, il s’agit la plupart du temps de vêtements d’extérieur, sports et confortables afin d’être à l’aise pour se rendre au stade. Souvent composé d’une veste courte d’inspiration Harrington (comme la Soft Shell-R de Stone Island, marque très prisée des collectionneurs casuals), d’un jean clair relativement ajusté (coupe slim) et d’une paire de baskets blanches comme les Adidas Samba, un modèle très apprécié par les lads » analyse le site de vêtement Graduate.

Pour aller plus loin : « Le fashion guide du casual »

Ces reliquats vestimentaires de l’influence casual sur la mode actuelle, sont encore bien visibles aujourd’hui et c’est finalement l’image que l’on garde du look casual.

Crédit: Vice

« Je dirais probablement que j’ai hérité mon amour pour la culture casual de mon père et de ma famille », confie Daniel Wilson, propriétaire d’un magasin de vêtement casual à Vice. « Il m’emmenait au football dès mon plus jeune âge et j’aimais instantanément les jours de match. En plus du football, mon vieil homme était fan de vêtements et de musique et j’ai développé mes propres goûts à partir de tout cela. Je me souviens avoir écouté Oasis, Black Grape, The Charlatans et The Verve sur le chemin des matches et aussi porté des marques comme Stone Island, Henri Lloyd et CP Company dès mon plus jeune âge. À l’époque, je n’y pensais pas vraiment, mais je portais un sweat-shirt Stone Island à 100 £ à l’école et aucun de mes camarades ne savait vraiment ce que c’était. »

« Je me souviens avoir vu des gars plus âgés porter les casquettes Burberry et les foulards Aquascutum et je voulais être comme eux. Cela a aidé que mon père avait beaucoup de fringues. Alors, j’ai commencé à lui piquer ses affaires et depuis, ça a vraiment fait effet boule de neige. Chaque fois que vous alliez en déplacement, vous voyiez des gars différents porter des vêtements différents et je m’imprégnais de leur influence. C’est ce qui forge votre identité » poursuit Daniel Wilson.

« Je ne me suis jamais vraiment intéressé à la violence », dit-il. « Pour moi, l’esprit casual, c’est bien s’habiller, écouter de la bonne musique, suivre son équipe à la maison et à l’extérieur et avoir faire le fou avec ses lads, mais je connais des gars qui tirent leur plaisir en se battant. »

Une attitude en accord avec l’époque et qui ne peut se résumer qu’à un type bien précis d’habits ou à un comportement commun à tous. Comme tout mouvement, il est d’abord apprivoisé, ensuite interprété, et constamment façonné.

L’héritage casual aujourd’hui

Malgré un déclin du mouvement fin des années 80 la longue traîne du style casual s’est poursuivie jusqu’à aujourd’hui. Dans les années 90, les vêtements portés sur le terrain par les professionnels sont devenus un style en soi. Les marques ont commencé à mettre de plus en plus d’efforts pour créer des maillots flamboyants, et des marques comme Adidas, Umbro et Asics ont créé des véritables chefs-d’œuvre visuels.

Ces kits ont ensuite pénétré la culture musicale via des figures de proue comme les frères Gallagher, qui ont souvent été photographiés portant des vareuses de Manchester City ou des tenues d’entrainements sur scène.

Crédit: Kevin Cummins

Que ce soit sur les réseaux sociaux, les forums de fans ou les magasins de vêtements en ligne spécialisés, le look et le style de vie du football casual séduisent toujours de nombreuses personnes. En effet, l’influence et l’impact de cette culture ouvrière souvent ignorée percolent encore à travers le monde aujourd’hui. Les boutiques de vêtements spécialisées et le style de nombreuses personnes le prouvent.

LIRE AUSSI | Un casual du football explique pourquoi il se met sur son 31

Même si on ne peut pas établir de lien direct entre certaines références actuelles et la mode casual, force est de constater que le retour des maillots vintages à l’avant-plan indique une volonté de renouer avec le passé. Le fan de football est un éternel nostalgique et aime se souvenir des exploits d’antant.

Trois légendes du club, Ian Wright, David Rocastle et Tony Adams, lancent une nouvelle collection retro/vintage pour le compte d’Arsenal. (Adidas)

« L’un des aspects les plus intéressants de la scène casual sur les réseaux sociaux est que de nombreux comptes sont gérés par des fans de football à l’étranger, en Amérique du Nord ou en Europe. La vénération des casuals sur le continent est un exemple d’échanges culturels, avec les jeunes Britanniques qui autrefois admiraient la mode européenne, et qui sont maintenant admirés à leur tour par les jeunes Européens » explique Vice.

Un revirement de situation toujours opéré par la même volonté: se démarquer. Une façon de se différencier de la masse de fans de football. Sur ces réseaux sociaux, la culture casual se décline presque à toutes les sauces et s’éloigne parfois du paradigme originel. Entre culture ultra, hooliganisme ou simple intérêt pour la mode, il est parfois difficile de contenir les nombreuses facettes du mouvement. Ce qui rassemblent les casuals, autodéterminés ou empruntés, c’est un amour pour les marques sportives des années 70 et 80.

Aujourd’hui, la mode des « terraces » s’est répandue hors des tribunes et est devenue le courant dominant. Ces marques, qui avaient autrefois des liens étroits avec la violence dans le football, ont réussi à estomper ces connotations négatives et sont aussi devenues plus accessibles en termes de prix. C’est en partie grâce à cette culture casual qui a dépassé ses racines sportives et est devenue un style de vie pour certains hommes soucieux de leur style.

Et chez les femmes ?

Si la culture casual est un mouvement principalement masculin, il a aussi trouvé son pendant chez les femmes. Les jeunes filles de la classe ouvrière ont aussi partagé ce goût pour les vêtements de sport chers et les marques de mode haut de gamme.

Crédit: Gavin Watson

Certaines coiffures ont aussi été popularisées dans ces années-là. La fameuse coupe « wedge » a d’ailleurs été féminine avant que Bowie ne se l’approprie. C’est aussi l’avènement des grosses permanentes et du « lifting de l’Essex », qui signifie des cheveux tirés et attachés en chignon ou en queue de cheval à l’arrière. Les bijoux en or voyants étaient également courants chez les deux sexes.

Music please

La musique a également joué un rôle très important dans la propagation du style casual à un public plus large. L’avènement de l’acid house à la fin des années 1980 et au début des années 1990 a mis le sportwear et les grandes marques sous le feu des projecteurs, tandis que des artistes tels que Liam Gallagher, les Stone Roses et Kasabian ont tous contribué à maintenir le style en vie aujourd’hui.

Des nuances de style et d’attitude casuals ont également fait surface parmi des groupes comme les Stone Roses, Happy Mondays et d’autres groupes associés à la scène musicale « Madchester » qui s’est développée fin 1980 et début 1990.

Difficile donc d’associer un seul groupe ou un style musical en particulier avec la culture casual. « Il existe un large éventail de styles musicaux appréciés par de nombreux casuals. Du mod original, du mod revivaliste, du ska, du dub, du rock indépendant, du rave, du nu-rave, du madchester, du punk, du post-punk, de l’oi et bien plus encore. La culture du football casual attirait beaucoup d’adeptes de tous ces genres musicaux » résume Football-Casuals.com.


Comme beaucoup de modes, de mouvements ou de subcultures, l’évolution a été constante et il est difficile de définir un point de départ précis. La culture casual est intimement liée au football anglais et raconte des histoires fascinantes qui s’étalent parfois sur plusieurs générations.

Si la culture casual se coltine une image parfois connotée de violence, le fond du mouvement n’en reste pas moins une bande de copains arborants des vestes hors de prix et qui se retrouvent dans un gradin face à un match de foot. Se retrouver et développer un sentiment de fraternité pour avoir la sensation d’être important et surtout, d’échapper à une réalité souvent désolante. À ce propos, les casuals n’ont rien inventé.


Bonus

Dans ce docu qui relate les origines de la rivalité Liverpool-Manchester, le mouvement est quelque peu abordé (à partir de 16’30).

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.